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Au dessus de Chiba
15 février 2006

Cendres

Lecture en cours : Remi Sussan, Les utopies posthumaines.

J'avais signalé, il y a pas mal de temps, la très favorable impression que j'avais eue en lisant La guerrière oubliée de Mary Gentle, premier tome du Livre de Cendres. Petit à petit, j'ai continué à lire cette longue histoire découpée, sous nos lattitudes, en quatre volumineux tomes. Plus de deux mille pages, superbement habillées par les couvertures de Sorel (Sorel, c'est beau, il suffit d'aller voir là...).

Le livre de Cendres (éd. Denoël, coll. Lunes d'encre) est constitué de deux histoires enchâssées l'une dans l'autre. Au centre, la vie de Cendres, chèfe d'une compagnie de mercenaires dans la Bourgogne du XVe siècle. Autour, les commentaires de l'historien qui traduit cette biographie du latin, sa correspondance avec son éditrice et avec une archéologue. Et, petit à petit, on bascule du roman historique à la SF.
Le monde de Cendres ressemble tout d'abord à ce qu'on peut apprendre dans les livres d'Histoire, mais bien vite des points de divergence apparaîssent, comme dans toutes les uchronies : survivance d'un empire wisigoth à Carthage, prédominance de l'arianisme dans le culte chrétien... On flirte même avec la fantasy lorsque les prêtres se mettent à faire des miracles. Puis on découvre que les Carthaginois font du clonage, de la sélection génétique, de la robotique (pardon, ils créent des golems...).
Ce texte pourrait se suffire à lui-même (j'ai d'ailleurs lu certaines critiques qui auraient préféré que Mary Gentle "n'encombre pas" son roman avec le "meta-texte" relevant de la spéculation scientifique... mais je ne partage pas cette opinion), il constitue une très intéressante saga, riche en personnages attachants, univers médiéval crédible, intrigues politiques... Pour un peu, ça m'aurait presque convaincu qu'on peut écrire de la bonne heroic-fantasy (ha ha ! j'en ris encore...)
Mais rapidement, le lecteur commence à trouver que les couleuvres sont quand même grosses à avaler. Si, avec Alexandre Dumas, on veut bien croire qu'il est autorisé de "violer l'Histoire si c'est pour lui faire de beaux enfants", Mary Gentle semble bien partie pour faire subir des derniers outrages hardcore à la pauvre Clio. C'est là qu'intervienent les commentaires de l'historien, qui ponctuent chaque grande partie de l'ouvrage.
Petit à petit, avec ses deux correspondantes, il va échaffauder une thèse scientifique pour expliquer, justifier, les divergences entre l'histoire de Cendres et l'Histoire officielle. À travers des explications physiques (parfois un peu capilotractées), les deux parties du roman commencent à former un tout cohérent, cimenté par quelques idées prises dans la caisse à outil de la mécanique quantique. Et si l'uchronie, c'était nous ?
Si la partie "contemporaine" du Livre de Cendres est plus faible que le coeur du roman, l'ensemble fonctionne quand même plutôt bien. Cela permet en outre une intéressante réflexion sur la nature de l'Histoire.
Mais c'est avant tout la partie historique qui fait de ce long roman un excellent livre : Cendres est l'un des personnages les plus riches, les plus crédibles, les plus complexes et, de facto, les plus attachants qu'on puisse trouver dans les littératures de l'imaginaire. Mary Gentle manie en même temps l'humour, le suspens, les tranches de vie, les interrogations d'une jeune femme qui se débat au milieu d'une société violente, qui doute de sa capacité à diriger... Tout ça écrit dans une langue résolument moderne, colorée, aux antipodes des chipoteries du simili vieux-français qui plombent trop de romans se voulant plus ou moins historiques. Par ce choix original, Mary Gentle pose de façon très pertinente la question de la traduction d'une langue morte vers une langue vivante : jusqu'où doit on traduire, actualiser la langue ?
Bref, un très grand roman, servi en français par une traduction remarquable qui a valu à Patrick Marcel (loué soit Son nom) le prix Jacques-Chambon de la traduction lors du Grand prix de l'imaginaire décerné aux Utopiales en novembre dernier.

J-F S.

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