Cendres
Lecture en cours : Remi Sussan, Les utopies posthumaines.
J'avais signalé, il y a pas mal de temps, la très favorable impression que j'avais eue en lisant La guerrière oubliée
de Mary Gentle, premier tome du Livre de Cendres. Petit à petit, j'ai continué à lire cette longue
histoire découpée, sous nos lattitudes, en quatre volumineux tomes.
Plus de deux mille pages, superbement habillées par les couvertures de
Sorel (Sorel, c'est beau, il suffit d'aller voir là...).
Le livre de Cendres (éd. Denoël, coll. Lunes d'encre) est constitué de
deux histoires enchâssées l'une dans l'autre. Au centre, la vie de
Cendres, chèfe d'une compagnie de mercenaires dans la Bourgogne du XVe
siècle. Autour, les commentaires de l'historien qui traduit cette
biographie du latin, sa correspondance avec son éditrice et avec une
archéologue. Et, petit à petit, on bascule du roman historique à la SF.
Le
monde de Cendres ressemble tout d'abord à ce qu'on peut apprendre dans
les livres d'Histoire, mais bien vite des points de divergence
apparaîssent, comme dans toutes les uchronies : survivance d'un empire
wisigoth à Carthage, prédominance de l'arianisme dans le culte
chrétien... On flirte même avec la fantasy lorsque les prêtres se
mettent à faire des miracles. Puis on découvre que les Carthaginois
font du clonage, de la sélection génétique, de la robotique (pardon,
ils créent des golems...).
Ce texte pourrait se suffire à lui-même
(j'ai d'ailleurs lu certaines critiques qui auraient préféré que Mary
Gentle "n'encombre pas" son roman avec le "meta-texte" relevant de la
spéculation scientifique... mais je ne partage pas cette opinion), il
constitue une très intéressante saga, riche en personnages attachants,
univers médiéval crédible, intrigues politiques... Pour un peu, ça
m'aurait presque convaincu qu'on peut écrire de la bonne heroic-fantasy
(ha ha ! j'en ris encore...)
Mais rapidement, le lecteur commence à
trouver que les couleuvres sont quand même grosses à avaler. Si, avec
Alexandre Dumas, on veut bien croire qu'il est autorisé de "violer
l'Histoire si c'est pour lui faire de beaux enfants", Mary Gentle
semble bien partie pour faire subir des derniers outrages hardcore à la
pauvre Clio. C'est là qu'intervienent les commentaires de l'historien,
qui ponctuent chaque grande partie de l'ouvrage.
Petit à petit, avec
ses deux correspondantes, il va échaffauder une thèse scientifique pour
expliquer, justifier, les divergences entre l'histoire de Cendres et
l'Histoire officielle. À travers des explications physiques (parfois un
peu capilotractées), les deux parties du roman commencent à former un
tout cohérent, cimenté par quelques idées prises dans la caisse à outil
de la mécanique quantique. Et si l'uchronie, c'était nous ?
Si
la
partie "contemporaine" du Livre de Cendres est plus faible que le coeur
du roman, l'ensemble fonctionne quand même plutôt bien. Cela permet
en outre une intéressante réflexion sur la nature de l'Histoire.
Mais
c'est
avant tout la partie historique qui fait de ce long roman un excellent
livre : Cendres est l'un des personnages les plus riches, les plus
crédibles, les plus complexes et, de facto, les plus attachants qu'on
puisse trouver dans les littératures de l'imaginaire. Mary Gentle manie
en même temps l'humour, le suspens, les tranches de vie, les
interrogations d'une jeune femme qui se débat au milieu d'une société
violente, qui doute de sa capacité à diriger... Tout ça écrit dans une
langue résolument moderne, colorée, aux antipodes des chipoteries du
simili vieux-français qui plombent trop de romans se voulant plus ou
moins historiques. Par ce choix original, Mary Gentle pose de façon
très pertinente la question de la traduction d'une langue morte vers
une langue vivante : jusqu'où doit on traduire, actualiser la langue ?
Bref, un très grand
roman, servi en français par une traduction remarquable qui a valu à Patrick Marcel (loué soit Son nom)
le prix Jacques-Chambon de la traduction lors du Grand prix de
l'imaginaire décerné aux Utopiales en novembre dernier.
J-F S.