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Au dessus de Chiba

9 novembre 2010

Déménagement

Après une brève période de sommeil, que d'aucun aurait pu prendre pour un coma dépassé, ce blog redémarre... Mais sous une nouvelle forme. Comme rien ne galvanise autant la productivité qu'une saine émulation au cœur d'une équipe jeune et motivée, je me suis associé avec deux grands exégètes de la littérature moderne pour créer un nouveau blog dédié aux littératures de l'imaginaire, au cinéma, aux jeux vidéos, à la chasse au requin et autres divertissements de l'esprit.
Big Luna, Chuck Mohrice et moi-même vous donnons rendez vous sur "Lune libre au dessus de Chiba". À bientôt,

JFS.

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3 novembre 2008

Utopiales 2008 - jour 1

Lecture en cours : Laurent Genefort, La mécanique du talion

Quelques souvenirs à chaud des Utopiales, consacrées aux réseaux. Invité d'honneur : William Gibson. Yeah !

Levé bien avant l'aube, j'ai traversé la France à moitié enneigée jeudi matin, dans le Panzer climatisé de mon ami et néanmoins libraire Big Luna pour arriver à l'heure pour la conférence d'Alastair Reynolds, sympathique écossais que je soupçonne être le meilleur auteur de Space-Opera vivant. Peu avant 14 h, nous pénétrons donc dans la cité des congrès nantaise, décorée de l'affiche officielle de la manifestation, moche à faire avorter une hyène, sans doute pour rendre hommage aux récentes couvertures des bouquins de l'éditeur local, l'Atalante.

La conférence de Reynolds se déroule devant un auditoire clairsemé. L'heure matinale, le mauvais choix dans la date (pas de bol, cette année, le week-end de la Toussait ne dure que deux jours...), ou bien le manque de notoriété de cet auteur, peut-être réputé (à tort) difficile ? Mais bon, la qualité a remplacé la quantité. Reynolds est un monsieur très sympathique, qui aime parler de ce qu'il écrit, avec modestie (ainsi sa réponse à une question sur la prétendue complexité psychologique de ses personnages : d'accord, c'est un peu plus fouillé que du Aubenque ou du Hamilton*, mais il le dit lui-même, ça mériterait d'être plus travaillé). En particulier, il explique qu'il n'a pas travaillé à partir d'un plan établi décrivant l'ensemble du cycle ; il écrit un roman après l'autre, laissant l'histoire le porter.

Autre point qui m'a paru intéressant dans cette conférence : Reynolds semble réfuter l'étiquette New Space Opera, en tout cas pour ce qui concerne son oeuvre. Il pense faire du Space-Opera, et c'est tout.

Dans la foulée, Reynolds reste sur scène pour la table ronde suivante, consacrée au rôle de lanceurs d'alarmes auquel peuvent prétendre les écrivains de SF. Peu échaudé par les bides de l'année précédente, les organisateurs ont confié l'animation de ce débat à Jérôme Vincent. Je continue à trouver ce choix... surprenant. Autour du sémillant Monsieur Loyal d'Actu-SF, Catherine Dufour, Pierre Bordage et Gyger viennent tenir compagnie à Alastair Reynolds. Katioucha et Pierre Bordage, s'ils ne révèlent pas de scoop, traitent le sujet honorablement : les écrivains d'anticipation sont des Cassandre, et pourront au moins avoir la satisfaction de préciser, au soir de l'Apocalypse : "vous irez pas dire qu'on vous avait pas prévenus !". Gyger, le directeur de la Maison d'ailleurs, apporte des éléments de réponse assez pertinents, faisant en particulier remarquer que si la SF récente (disons post-1950) a échoué à faire entendre ses craintes, elle avait au contraire réussi à communiquer sa foi en la science durant la première moitié du XXe siècle.

Reynolds, de son côté, explique longuement (il faut dire qu'il en est un peu réduit à rabâcher, Jérôme Vincent s'obstinant à lui poser trois ou quatre fois la même question) que, s'il ne nie pas l'existence d'une SF lanceuse d'alerte, lui même s'en bat un peu les génitoires (il est trop poli pour dire les choses comme cela, mais ça revient un peu au même) : ce qui l'attire, lui, dans la SF, c'est la démesure, le vertige scientifique, le Sense of Wonder, et c'est pour ça qu'il en écrit. Étant résolument optimiste, il préfère se projeter dans un avenir lointain et s'amuser autour de ce que pourrait devenir l'humanité. Il aurait pu ajouter qu'il ne voyait pas, du coup, ce qu'il foutait dans cette table ronde, à moins de penser que les organisateurs voulaient absolument mettre un anglophone dans le casting et qu'il était le seul disponible... Mais bon, là encore, il semble trop poli pour ça.

Cependant, il fait deux remarques qui me paraissent des plus pertinentes. La première, c'est que ce rôle de lanceur d'alarmes, qui avait peut-être un jour appartenu à la SF, est maintenant tenu (avec plus de succès) par d'autres supports, en particulier les revues scientifiques (qui font de plus en plus de place aux questions d'éthiques et aux conséquences des nouvelles technologies dans la société). La seconde (quoiqu'à la réflexion, je ne sais plus si c'est Reynolds ou Gyger qui l'a dite), c'est que la SF est probablement le seul genre à se poser la question de son utilité politique. Une telle interrogation n'a jamais vu le jour, par exemple, dans la littérature générale (sans trop connaître le sujet, j'ai cependant l'impression qu'on pourrait infirmer cette dernière assertion en regardant du côté de la littérature française de la fin du XIXe, ou au milieu du XXe en se tournant vers des gens comme Camus, Sartre...).

J'ai quitté la salle en pensant que, peut-être, la plupart des écrivains de SF étaient persuadés qu'au fond, leurs cris d'alarme ne servaient à rien (ne touchant qu'une poignée de lecteurs, déjà convaincus), mais que c'était une idée tellement désespérante qu'il valait mieux ne pas trop l'avouer publiquement.

Je suis ensuite passé à la librairie où j'ai pu me faire dédicacer La pluie du siècle par Alastair Reynolds. Comme en début d'après-midi, une déception sur la fréquentation : je n'ai que deux personnes devant moi dans la queue. Avantage, cela me permet de discuter longtemps avec l'auteur. J'en profite pour lui parler de... ATTENTION SPOILER AHEAD! Si vous n'avez pas lu Le gouffre de l'absolution, fermez les yeux.

la mort de Clavain. Il rit, pensant que je vais, comme d'autres lecteurs, l'engueuler pour avoir tué ce personnage si attachant. Puis il me confirme que la scène fut très dure à écrire et l'a laissé complètement lessivé ensuite. Il précise même qu'il avait initialement pensé le tuer à la fin de L'arche de la rédemption, avant de lui accorder ce sursis.

FIN DU SPOILER, vous pouvez ré-ouvrir les yeux.

Je lui avoue ensuite ma petite frustration sur la fin du Gouffre. J'attendais une bonne baston finale entre Humains et Inhibiteurs, pas cette fin où le problème semble un peu trop vite évacué (je serais méchant, je dirais que c'est limite mesquin de faire une ellipse dans les trois dernières pages d'un bouquin qui en compte plus de mille) . Reynolds semble assez d'accord, et ajoute qu'il n'exclut pas d'écrire un nouveau roman dans cet univers, tout en rappelant que la fin de l'histoire est donnée, dans ses grandes lignes, dans sa longue nouvelle, Galactic North.

Je termine l'après-midi en allant à la table-ronde "25 ans après, que reste-t-il du Cyberpunk ?" avec William Gibson, Jean-Marc Ligny, Greg Bear, Richard Morgan et Norman Spinrad. Trop de choses ont été dites pendant cette discussion pour que je le résume ici (et puis vous n'aviez qu'à y être...). Juste quelques points qui m'ont titiller les neurones. Ainsi Gibson qui semble considérer que l'un des paradigmes du Cyberpunk, c'est la disparition de la middle-class (pour moi, c'était plutôt une façon de caractériser le Tiers-monde). À l'époque où il a écrit Neuromancien, il trouvait que l'archétype de la ville cyberpunk, c'était Mexico ; maintenant, ce serait plutôt Moscou, et sans doute bientôt une ville d'Afrique.

Ceux qui m'ont paru le plus pertinents sur la question ont été Greg Bear et surtout Norman Spinrad. Je retiendrai deux interventions de ce dernier : la plus importante contribution apportée par le cyberpunk (dès ses précurseurs, le Tous à Zanzibar de John Brunner étant très souvent cité), c'est sans doute l'irruption de la conscience de classe au sein de romans SF qui, jusqu'alors, en étaient dépourvus ; si l'apparition du mouvement cyberpunk a fait naître un espoir de consciences politiques s'éveillant par la lecture de la SF, cet espoir est mort avec la généralisation de la quincaillerie technologique qui servait de décor au genre : on a pu espérer voir émerger des cyber-punks dans les années 80, et au final, on n'a obtenu que des cyber-geeks.

Je finis la soirée avec mon logeur nantais (grâce soit ici rendu à son accueil chaleureux) et deux otakus qui essaient de me convaincre des délices de la vie sociale sur WoW.

J-F S.

* : Peter ou Edmond, sur ce plan-là, c'est kif-kif...

2 novembre 2008

Janua Vera, la deuxième couche

Lecture en cours : Robert E. Howard, Solomon Kane

Je reviens sur ce recueil de nouvelle, comme promis. Tout d'abord pour répondre au commentaire du Pendu, que j'avais laissé en suspens. Oui, je suis d'accord sur la qualité du style de Jaworski. Je ne l'ai peut-être pas assez dit, mais même si je trouve que parfois il en fait un peu trop, dans l'ensemble la qualité de l'écriture justifie, à elle seule, qu'on s'intéresse à Janua Vera.

Concernant la remarque sur Mary Gentle, là aussi je suis d'accord avec mon illustre commentateur. La psychologie des personnages, chez Jaworski, est beaucoup plus fine, beaucoup plus délicate, et par là beaucoup plus crédible et intéressante, et chaque personnage est traité avec une profondeur qu'on retrouve dans peu de roman. Ma comparaison avec l'auteur du Livre de Cendres ne concernait que les combats : dans les deux cas, on a un souci du réalisme, un refus de l'esbroufe et de l'héroïsme qui fait qu'on se sent vraiment immergé dans cet univers médiéval.

Si je me plaignais tantôt de ce que les histoires, les intrigues des différentes nouvelles de JV, n'allaient pas révolutionner l'histoire de la littérature contemporaine, j'ajoutai un bémol pour deux d'entre elles. Explications.

La première, c'est Un conte de Suzelle. C'est la vie d'une femme du peuple, d'une paysanne. L'histoire d'une femme déçue. Le texte nous la fait découvrir enfant, et on la suit jusqu'au tombeau. Entre ces deux points, tout et rien à la fois. Une vie. Habilement, l'auteur nous fait miroiter, dès le départ, que cette jeune Suzelle est promise à un avenir extraordinaire, suite à sa rencontre avec un étrange farfadet. Alors on attend. On attend, mais l'ennemie ne vient pas, pas plus au village de Giraucé qu'au fort de Belonzio. Et à travers cette attente déçue, Jaworski nous montre ce qu'est une vie, une vraie : des rêves jamais réalisés, et la possibilité d'être juste quelqu'un qui tient sa place, qui aurait bien aimé en avoir une meilleure, mais qui apprend à se contenter de ce qu'elle a, ce qui est parfois plus difficile que d'être un héros Dans ce texte à la tristesse douce, Jaworski rejoint un peu le Kloetzer du Royaume blessé. Il joue avec les codes de la fantasy, où les gens sont prédestinés à accomplir de grands actes, à devenir des héros, dès lors qu'un romancier s'intéresse à eux. Eh bien ce n'est pas vrai, nous disent en coeur les deux écrivains. On peut se croire doté d'un destin fabuleux, parce que c'est de famille ou bien parce qu'on a fait (ou rêvé ?) une rencontre surnaturelle, et tout ce qu'on obtient, au final, c'est la vie, la vraie, la banale, qu'on se prend en plein dans la gueule. alors on peut se révolter contre cette "injustice", vouloir prendre de force ce qu'on estime nous être dû (version Eylilr dans le royaume blessé), ou bien se résigner, et essayer malgré tout d'être une personne bonne, et juste. Une parmi d'autre. Version Suzelle. Très belle version, attachante, subtile, délicate. Bref, le Conte est bon.

La deuxième nouvelle qui m'a marqué est celle qui ferme le recueil, Le confident. Aux antipodes de la précédente, qui semblait baignée d'une lumière douce et apaisée, quoiqu'un peu triste, ce texte-là est d'une noirceur absolue. Jaworski joue avec une extrême finesse sur la peur du noir, cette peur fascinante qui nous fait voir des monstres, des fantasmes, lorsqu'on fixe les ténèbres, les yeux écarquillés. À travers la longue confidence de ce moine qui a choisi la plus terrible des mortifications, celle d'être littéralement enterré vivant, on se retrouve enfant, au milieu de la nuit d'une chambre sans veilleuse, à scruter l'insondable, cet univers terrifiant  qui commence à vingt centimètres de soi, juste au bout de ses doigts qu'on n'arrive pas même à voir.

Le narrateur revient sur sa vie de clerc obscur et raconte son retrait progressif du monde des vivants, jusqu'à cette mort avant l'heure. Sa lente descente, à la fois terrifiée et fascinée, vers son ultime rôle au sein de son ordre, évoque les pulsions masochistes, morbides, qu'il y a derrière une certaine forme de pratique extrême de la religion. Pour ma part, elle m'a rappelé la très forte impression que m'avait fait le film d'Alain Cavalier, Thérèse, consacré à la vie et au quasi-suicide de la carmélite. On pense y retrouver aussi les liens entre la religion et la fréquentation de la mort, liens particulièrement forts durant la période des Guerres de religion (que Jaworski a mis en scène dans son premier jeu de rôles). C'est particulièrement frappant lors de la scène où le confident raconte son initiation, couché dans le noir absolu entre les cadavres des deux fondateurs de l'ordre. Un texte à lire avec beaucoup de lumière autour de soi.

J-F S.

2 novembre 2008

Au fait, c'est quoi la SF ?

Lecture en cours : Xavier Mauméjean, Liliputia

On va croire que je fais une fixation contre Unica, mais en fait, non... Je reviens juste sur ce roman, à mon avis qui ne mériterait qu'un oubli pudique, parce que la préface qui l'accompagne m'a titillé. Dans ces quelques pages d'introduction, Gérard Klein se demande si le roman qui suit ressort, ou non, de la SF (la même question est, plus ou moins posée, par Olivier Girard dans le Bifrost n° 51, sans qu'il n'y réponde vraiment...). Vaste question, source de débats enflammés et autres polémiques stériles (et encore, on ne parle ici que du problème SF ou non-SF, sans s'embringuer dans des distinguos comme SF ou fantasy ? Anticipation ou Space-opera ?...), mais question qui reste intéressante.

Tiens, d'ailleurs, à l'instant où je mets tout ça en ligne (le reste de ce post a été écrit il y a quelques semaines... oui, je suis une grosse faignasse), je vois que la même question fait débat concernant le recueil de nouvelle de Catherine Dufour, l'accroissement mathématique du plaisir, et sa critique dans le dernier Bifrost...

Le préfacier brosse tout d'abord un rapide panorama des illustres prédécesseurs qui ont longtemps été confrontés à cette épineuse question, comme Merle, Werber, Houellebecq, Volodine, jusqu'à la récente nobelisée Lessing. Plus intéressant encore, il débat des différentes "stratégies" et "tactiques" qui peuvent mener tel ou tel auteur à faire le choix du "coming-out" ou, au contraire, du silence, voire à changer d'opinion en cours de carrière.

Mais la préface s'arrête là où elle aurait pu vraiment être intéressante. Elle ne répond pas à la question initiale : Unica, est-ce de la SF, ou bien n'en est-ce pas (et dans ce deuxième cas, ce roman ne serait qu'un roman policier ripoliné d'un vernis d'anticipation à l'aide de quelques gadgets plus ou moins futuristes) ?

Bien sûr, on pourrait se contenter d'utiliser le critère tautologique proposé par Norman Spinrad : est de la SF tout ce qui est publié sous cette étiquette. Et dans ce cadre-là, on est servi avec Unica : le mot "science-fiction" apparaît deux fois sur la couverture, et encore deux fois sur la quatrième de couverture. Pour les plus obtus et les sceptiques contrariants, l'illustration elle-même est mise à contribution : un petit "(c) 2020 Cyber" nous confirme qu'on est bien dans de l'anticipation.

Mais la méthode Coué n'est pas la seule façon de définir la SF. On peut aussi jouer à un petit jeu, qui consiste à dépouiller le roman de tous ses éléments "science-fictifs" (théories scientifiques non prouvées, événements futurs -ou passé, dans le cas d'une uchronie-, technologie différente de celle du monde réel...) et voir s'il fonctionne encore, bref si la même histoire aurait pu être racontée ici et maintenant, plutôt qu'ailleurs et demain (j'ai d'ailleurs l'impression d'avoir entendu ou lu Klein lui-même énoncé un tel critère de science-fictionité, mais impossible de retrouver une citation de ce genre ; aurais-je rêvé ?).

Avec ce genre de critère, on peut aisément classer Des fleurs pour Algernon dans de la SF, alors que ce roman est maintenant publié dans des collections de littérature blanche. Sans l'invention médicale qui permet de "guérir" le débile mental au centre du roman, il n'y a plus d'histoire. Idem pour  Les particules alimentaires, évoqué par Klein dans sa préface. Sans le chapitre de fin nous expliquant la future mutation de l'humanité en des êtres asexués, le style étrangement distancié dans lequel est écrit l'ensemble du roman, et qui fait son principal intérêt, perd sa justification.

Concernant Unica, que faut-il lui enlever pour que ça ne soit plus un roman de SF ? Pas grand chose. On est dans une époque mal définie qui ressemble fortement à la notre. La technologie est peu ou prou la même que celle que nous connaissons. Deux éléments dénotent, encore sont-ils qualifiés d'expérimentaux par le narrateur : le Dreamcatcher, et la puce "à effet feed-back, implantée à la surface du cortex".

Si l'on remplace le premier par le petit carnet que nombre de patients en psychanalyse utilisent pour noter leurs rêves, ça fonctionne encore (mais la "pièce à conviction" utilisée à la fin du roman contre le narrateur ? vont me rétorquer quelques esprits chafouins et pinailleurs... Qu'on la remplace par une photo, plus ou moins retouchée, de Herb dormant avec Unica, et le tour est joué !).

Quant à la "puce empathique", elle ne sert strictement à rien dans le déroulement de l'intrigue. C'est simplement la technique qu'utilise Unica pour punir les pédophiles. N'importe quel autre châtiment corporel aurait pu être utilisé : crever les yeux, couper les glaouis ou tout autre plaisanterie de votre choix (moi, je suis végétarien, je ne sais même pas découper un poulet, alors ne comptez pas sur moi pour imaginer des trucs de ce genre).

Comme on le voit, privé de ses gadgets pseudo-futuristes, Unica continue de fonctionner. Une simple enquête policière avec un peu de psychologie (comme dans l'expression "psychologie magazine") dedans. Le mystère reste donc entier : qu'est-ce que ce roman fabrique dans une collection de science-fiction ?

J-F S.


* Signalons qu'un grand nombre des préfaces écrites par Gérard Klein sont disponibles sur le site de Quarante-Deux. À lire absolument !

22 septembre 2008

Janua Vera - 1

Lecture en cours : Robert E. Howard, Solomon Kane

J'ai craqué... J'ai acheté un roman de fantasy. Mais qu'est-ce qui m'a pris ? Bon, d'abord, j'ai choisi ce bouquin sur la foi du nom de l'auteur : Jean-Philippe Jaworski, c'est quand même le type qui a pondu le jeu de rôles Te Deum pour un massacre, ce qui n'est pas rien. Ensuite, j'ai suivi les conseils de mon libraire, alors que je devrais me méfier (ce garçon a parfois des goûts bizarres...)

Et me voila donc devant les quelques 300 pages estampillées "Moutons électriques éditeur" et emballées par une couverture d'Howard Pyle, plutôt réussie et tout à fait en accord avec le contenu.

Le contenu donc. Première découverte, ce n'est pas un roman, mais un recueil de nouvelles. Plus exactement un fix-up, puisque tous ces textes, s'ils peuvent se lire indépendamment, sont reliés entre eux par l'appartenance à un univers commun, le "vieux royaume" (mais où vont-ils chercher des noms comme ça, par les tripes d'Arioch ?), une chronologie et des événements historiques qui reviennent de loin en loin comme toile de fond, et même certains personnages principaux d'une nouvelle qui viennent faire une petite apparition de guest-star dans une autre (le chevalier d'AEdan* qui fait un court passage dans Une offrande très précieuse...).

Le monde lui-même est fort proche du notre, vers la fin du Moyen-Âge : une république vénitienne rebaptisée Ciudalia, quelques baronnies féodales, un assemblage de clans plus ou moins celtes que les royaumes voisins considèrent comme des barbares, des guildes, des scribes... Ce qui est plaisant, dans ce monde, c'est son réalisme (en particulier celui des combats : c'est brutal, sans beauté aucune, et on y meurt davantage de septicémie que d'étêtement ; pour tout dire, les scènes de violence rappellent l'excellent Livre de Cendres de Mary Gentle), et le recours des plus limités à la magie ou au bestiaire fantastique, qui, en général, encombre la fantasy et sert de Deus ex machina à des auteurs paresseux. Ici, à l'exception de l'amusant et peu mémorable Jour de guigne, tout fonctionne presque sans sortilège, monstres ou événements surnaturels, et les quelques incursions faites dans le domaine de l'irrationnel ne sont jamais assénées au lecteur. Il reste toujours libre de penser qu'elles ne sont non pas des faits réels, mais le fantasme des imaginations superstitieuses des personnages de l'histoire. Le farfadet vaguement elfique que Suzelle rencontre ? Une version médiévale du bovarysme. La vieille sorcière dotée de pouvoirs que rencontre Cecht ? Superstitions inventées par un barbare frustre terrorisé par la nuit au fond d'un bois...

Chacune des nouvelles se lit bien (avec une mention spéciale pour d'eux d'entre elles,, mais dès la première, Janua Vera, j'ai été agacé par une caractéristique qui m'a fait comprendre pourquoi, en règle générale, je n'aime pas la fantasy et j'aime la SF : tout bien fichus qu'ils sont (intrigue, univers, construction du récit, personnages attachants, rythme, etc.), ces textes ne recèlent pas d'idées. Janua Vera ? Une énième variation sur l'histoire du vizir qui, ayant croisé la Mort à Bagdad, croit la fuir en partant à Samarcande. Mauvaise donne ? Un scénario ultra-classique de jeu de rôles, du genre que je n'osais plus proposer à mes joueurs de peur de m'attirer une réponse comme : "Un assassinat sans histoire à réaliser pour notre commanditaire ? Ouais, on va le faire, mais on se doute bien que ce n'est pas aussi simple qu'il n'y paraît, et on sait pertinemment qu'une fois que l'attentat aura foiré, on découvrira que c'était un piège et qu'on a été sacrifiés pour de plus hautes considérations politiques." Ad lib.

Chaque nouvelle est un récit, bien mené, plaisant, mais après ? Après, rien. Pas de question, pas d'idée, pas de réflexion. Juste une bonne histoire.

Plus encore, chaque texte dévoile une petite part d'un univers dans lequel on se sent bien, parce qu'il est sans surprise, semblable à un passé fantasmé qu'on a tous dans notre tête. C'est confortable, on se sent chez soi, à la maison, il n'y a rien qui dépasse, les rues de la pseudo-Venise s'appellent "via" et non pas Strasse, les barbares sont bien hirsutes comme il le faut... La devise d'un bon univers de fantasy, ça pourrait être ça : "surtout, pas d'imprévu, que le stéréotype soit notre seule règle."

Ce n'est pas une critique envers Jaworski, il remplit avec brio le contrat passé entre un écrivain et un lecteur de fantasy. Cependant, moi, je ne suis pas un lecteur de fantasy : je n'aime pas me sentir aussi con à la dernière page d'un bouquin que je l'étais à la première.

On ne peut pas parler de Janua Vera sans mentionner le style dans lequel est écrit le livre. La langue y est soignée, soutenue, "raffinée" nous dit Laurent Kloetzer en quatrième de couverture. C'est extrêmement bien écrit, avec un vocabulaire riche, des tournures et des constructions recherchées, bref, ça chie à l'oreille, pour parler poliment. La phrase qui ouvre la nouvelle Janua Vera et, du même coup, le livre, mérite à elle seule une mention : "Le voici brutalement dressé, haletant, les yeux écarquillés sur la pénombres des appartements royaux." Un début comme ça, ça vous donne envie de continuer à lire. Le reste est à l'avenant.

Des esprits chagrins (et j'en suis) pourront reprocher à Jaworski de parfois en faire trop. Son style brillant, complexe, audacieux, riche, fait parfois penser à une pâtisserie de mariage américain, où le cuisinier s'est cru obligé de remettre une couche de chantilly par dessus le troisième étage de meringue et de pâte d'amande rose, avant de compléter par une giclée de coulis de framboise. Les citations placées en exergue de chaque nouvelles contribuent à donner cette impression de "Z'avez vu comment je fais péter la culture ?" : Perse, Hugo, Eluard, Borges (en V.O., s'il vous plaît), Rutebeuf... On voit que Môssieur lit autre chose que le catalogue de l'outilleur auvergnat. Mais bon, aussi, on est aux Moutons électriques, l'éditeur qui ne fait pas dans le simple, l'humble ou le vulgaire.

À cette réserve près, il faut quand même saluer l'excellente qualité de la langue ; elle est pour une grande part responsable du plaisir qu'on a à lire ces nouvelles.

Je voulais continuer cette critique en disant tout le bien que je pensais de deux des textes du livre, Conte de Suzelle et, surtout, l'excellent Le confident, mais ça commence à être un peu long, alors ce sera pour une autre fois...

J-F S.

* : Ha, mortecouille ! voila le genre de maniérisme qui m'agace, chez les auteurs de fantasy : trouver des noms propres imprononçables ou difficiles à écrire avec un jeu de caractères standard, comme si ça pouvait passer pour de l'imagination. Voila qui me rappelle mes premières parties de Donjons & Dragons, où les joueurs se croyaient les rois du pétrole dès qu'ils avaient pondu un nom de personnage tellement imprononçable qu'il aurait pu rapporter plus de 75 points au Scrabble...

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17 septembre 2008

Unica

Lecture en cours : Irvine Welsh, Porno

L'oeuvre est parue au Livre de poche, dans la collection de Gérard Klein, avec un bandeau proclamant fièrement "Nouveau grand prix de la science-fiction française 2008" sous une couverture de Jackie Paternoster que ma bonne éducation protestante et bourgeoise m'interdit de qualifier autrement que de peu inspirée. Elle a reçu une critique plutôt positive de Bifrost. Puis elle s'est vue décerner le prix Rosny aîné 2008, devant des romans comme l'excellent Leçons du monde fluctuant de Jérôme Noirez ou le très honorable La lune vous salue bien de Johan Heliot. Tout ça sous la signature d'une quasi-inconnue dans le monde de la SF, une certaine Élise Fontenaille dont on apprend qu'elle a publié six autres romans, dans des collections "blanches". Voila qui titille la curiosité. Et pour cinq euros, on ne va pas se priver.

On se retrouve donc devant quelques 150 pages écrites gros et avec beaucoup de vides (la faute à la multiplication de courts chapitres), avalés en moins de deux heures. C'est l'histoire de Herb, un flic travaillant au Canada pour une unité spécialisée dans la traque des pédophiles sur internet. Et voila qu'un jour, on découvre qu'un groupe de gamins, eux aussi hyper-doués en informatiques, grillent la politesse à la cyber-unité : ils pénètrent les réseaux de la police (hacker vaillant, rien d'impossible), ils repèrent les amateurs de chair fraîche, s'introduisent chez eux avant l'arrivée des petits hommes bleus et leur implantent une puce qui les punit par là où ils ont péché : visionner des images pédophiles leur détruit les yeux aussi sûrement que la découverte de l'arbre généalogique chez les rois de Thèbes.

Pour Herb commence la traque d'Unica, la chèfe de ce groupe de justiciers en culottes courtes. Mais elle va le conduire à fréquenter une bien troublante enfant...

Bon, tout ça se lit sans difficulté, mais laisse le lecteur que je suis plutôt dubitatif sur le rapport entre le roman qu'il vient d'avaler et les éloges nombreux que celui-ci a reçus. Parce que j'ai beau tourner le truc dans tous les sens, il n'y a pas grand chose de palpitant ou de neuf dans ce bouquin.

Le récit en lui-même ? Un polar mâtiné de quelques gimmicks technologiques (la puce à "feed-back" ; internet, qui commence à être un peu poussiéreux pour faire vraiment moderne ; le "dreamcatcher"). Un parallèle entre la vie du héros (sa grande soeur a disparu quand il était gosse) et son boulot (il traque les méchants pédophiles qui enlèvent les petits enfants) : que voila une recette foutrement originale, qui n'a jamais été utilisé auparavant dans les polars (romans ou films...) !

Le style ? Rien de percutant, purement utilitaire. Avec une mention spéciale pour les dialogues, plus creux et insipides qu'un débat d'idées au sein du Parti socialiste.

L'enquête ? Pas vraiment palpitante... Le flic est d'une intelligence discrète, et malgré son incapacité à mener ses investigations, les éléments lui tombent tout cuits dans le bec. Ajoutons à cela une distance parfois assez marquée entre l'auteure et la notion de cohérence du récit (voir en fin de post, pour ceux qui ont lu le roman).

Mais surtout, au-delà de ces défauts, le roman frappe par sa capacité à éviter de traiter des questions intéressantes : des enfants peuvent-ils légitimement punir des pédophiles ? Un type qui ne fait que fantasmer sur des relations sexuelles avec un gamin est-il un criminel ? La question est à peine posée en fin de roman, avec cet avocat qui s'exclame "on a tout de même le droit de rêver !", mais l'auteure se dépêche de passer à quelque chose de beaucoup moins compliqué. Avoir des désirs envers un adulte qui, par un tour de passe-passe biotechnologique, a gardé un corps d'enfant, est-ce de la pédophilie ?

Unica effleure chacune de ces questions, mais se garde bien de creuser un tant soit peu le sujet. Dommage. Et un peu court pour viser le Nobel que lui souhaite Gérard Klein dans sa préface.

J-F S.

P-S : un petit complément, qui dévoile la fin du roman (traduction pour les mal-comprenants : SPOILER ci-dessous, ne lisez pas cela si vous ne voulez pas connaître la fin d'Unica !)

J'ai été frappé, dans le dernier chapitre d'Unica, par la grosse incohérence qui apparaît, et qui m'amène à me demander si Élise Fontenaille s'est relue, à un moment ou un autre. Au début du bouquin, Herb nous raconte combien il a été malheureux dans sa jeunesse, parce que sa soeur avait disparu et que tout le monde pensait qu'elle avait été enlevée par un pédophile. On a même eu recours aux grands moyens pour la retrouver : "ça a fait un bruit du tonnerre, les associations de parents, de défense des enfants [...] le maire a joué au cow-boy, la police a mis le paquet." ; "Sa photo a paru dans les journaux et au dos des cartons de lait pendant des mois.". Des années après, le héros lui-même utilise les moyens de la cyber-brigade et un logiciel spécialisé du FBI pour retrouver une trace d'elle. Tout ça en vain.

Et dans le dernier chapitre, on apprend que la gentille soeurette s'est barrée de chez sa maman, à Vancouver, pour aller vivre avec son papa, en Alaska. Et qu'elle n'a jamais donné signe de vie à son frère, ni à la police, ni rien. Étonnant, non ?

16 septembre 2008

Matrix sur France-culture

Lecture en cours : Irvine Welsh, Porno

En ce moment même sur France-culture, une discussion très intéressante autour du film Matrix, dans le cadre d'un cycle Philosophie du cinéma, ou cinéma de la philosophie. C'est dans l'émission de Raphaël Enthoven, Les nouveaux chemins de la connaissance. C'est podcastable, pour les gens modernes qui veulent écouter la TSF en faisant leur jogging : Le site de l'émission


J-F S.

27 août 2008

Olicon

Lecture en cours : Scott Westerfeld, Pretties

Bon, j'avais décidé de laisser mourir ce blog de sa belle mort, par pure paresse, mais voilà qu'on me provoque, qu'on m'insulte à distance et qu'on me tire de mon hibernation : l'infâme Olivier, libraire clermontois de son état, répand des contre-vérités sur son blog !

Si j'ai insisté pour prendre ma voiture plutôt que l'énorme Panzer de mon camarade lors de notre périple de l'Auvergne jusqu'à la Drôme provençale, c'est parce qu'elle est rouge, ce qui est quand même beaucoup plus élégant que son truc japonais à la couleur mal définie. En plus, un 4x4 sans pare-buffle, c'est un coup à finir en panne au fin fond de la Haute-Loire, au bord d'un champ de lentille, dès le premier piéton encastré dans le radiateur.

Bref, tout ça pour dire qu'on est allés à la Convention de SF organisée à Nyons par Ugo Bellagamba, et que c'était plutôt pas mal. Passons rapidement sur les quelques points négatifs (et encore, c'est juste parce que je ne suis pas gentil ; quoique, depuis que j'ai entendu Georges Pierru se lâcher lors de la dernière vente aux enchères, je me dis que je ne suis pas si méchant que ça...) : la petite salle de conférence annexe, à l'acoustique de hall de gare et placée trop près du bar pour qu'on entende quelque chose ; la table ronde sur la SF du futur lointain, où le seul qui avait quelque chose à dire sur le sujet était l'animateur (JC Dunyach) ; les repas pas bons qui étaient assortis au débouche-chiottes fourni sous une étiquette marquée "vin rouge" ;le prix Versin qui ne m'a pas été décerné alors que j'avais fait un jeu de mot presque aussi mauvais que le lauréat, Bruno Para.

Sinon, il y avait Nyons, très jolie ville. Et surtout son Salon connec'thé, un bar tellement sympa que s'il y avait le même à côté de chez moi, je finirais alcoolique. Pour tout dire, je me suis même fait draguer par une créature (d'accord, complètement saoule, mais c'est le geste qui compte) !

Et puis l'excellente conférence de Joseph Altairac consacrée à Bergier mais comme il avait oublié ses notes il a fait une conférence sur Van Vogt pendant laquelle il a surtout parlé de Bergier. Comme toujours, Oncle Joe a fait passer son érudition encyclopédique dans un enrobage d'humour et de modestie. Cet homme est impressionnant ; après son trépas (dans un futur que j'espère le plus loin possible), je proposerai qu'on l'empaille afin de le montrer dans les écoles pour l'édification des enfants.

Et les jeux de Raymond Milési dont la virtuosité es-contrepèterie me laisse pantois.

Et la conférence de Catherine Dufour animée par Jean-Jacques Regnier. D'ailleurs, la susdite fait le compte-rendu de son week-end de convention sur le forum d'Actu-SF, c'est plutôt brillant. Cette fille devrait écrire des romans, je suis sûr qu'elle aurait du succès.

Et puis le couscous au salon connec-thé (parce qu'en plus d'être sympa, la patronne fait à manger).

Et puis l'érudite conférence de Clément Pieyre sur les "archives du futur" qui avait l'air passionnante, mais j'ai loupé le début, la faute à mon réveil qui n'a pas sonné.

Au final, je me rends compte que la Convention, c'est davantage un prétexte pour boire des coups avec des gens sympathiques (tiens, dans la foulée, je dois citer Anne Lanièce qui semble avoir de grands projets en lien avec internet, et Ketty Steward, qui nous a si gentiment fait visiter les lointains faubourgs de Nyons, et Selene Verri, mais on va croire qu'il n'y a que des filles dans les conventions, ce qui serait assez loin de la réalité, et puis l'honorable PJT de KWS, qu'on a lâchement forcé à nous raconter tous les ragots qu'il connaissait sur les conventions passées, et puis Hervé Thiellement, avec qui je n'avais jamais eu le plaisir de discuter, c'est maintenant chose faite !) qu'un concentré de discussions sur la SF. Mais qu'est-ce que c'est agréable ! Du coup, j'ai presque envie d'aller m'inscrire à la prochaine Euro'Con, histoire de voir si c'est aussi bien en Italie.

Edit : quelques vidéos de la convention sur le blog de Still Crazy.

J-F S.

7 avril 2008

Lunar Park

Lecture en cours : Mary Gentle, l'énigme du cadran solaire

 

"C'est parce que les explications sont ennuyeuses", a murmuré l'écrivain alors que je roulais dans un canyon.

 

Depuis que j'ai lu, totalement fasciné, American Psycho, je suis devenu un inconditionnel de Bret Easton Ellis. J'aime son style, alternance de longs monologues hallucinés avec des conversations anodines qui dérapent brusquement dans le surréaliste. J'aime ses descriptions de lieux et de personnages, longues énumérations de marques qui dessinent en creux des êtres vides et interchangeables. J'aime ses jeux complexes et légèrement tordus sur les rapports entre auteur, narrateur, narration et lecteur. J'aime sa façon subtile de faire glisser l'histoire hors de la normalité, par petites touches, par accumulation de détails. On commence par lire les pages people d'un magasine chic, et, sans s'en rendre compte, on se retrouve dans un univers à la David Lynch.

 

Mais en commençant Ellis par American Psycho, on s'expose à trouver fade le reste de sa production. Moins que zéro (son premier roman) et Zombies (nouvelles) sont impressionnants par la froideur du style qui fait écho au vide désespéré du narrateur, mais il n'y a jamais de décollage, le récit reste du début à la fin au même niveau de non-intensité. Les lois de l'attraction, seul (?) roman de Ellis à entremêler l'histoire de plusieurs personnages, donne lui aussi une certaine impression de tourner en rond. À propos de ce roman, si je déconseille l'adaptation au cinéma qu'en a fait Roger Avary (preuve supplémentaire, s'il en était besoin, de la qualité littéraire des textes d'Ellis, puisque un véritable roman est inadaptable, il faut toutefois voir les dix premières minutes du film - en gros jusqu'au premier rewind - qui constituent un moment d'anthologie et le seul passage ou Avary arrive à se rapprocher du style d'Ellis).

 

Glamorama, certainement le plus drôle des romans de Ellis (bien que, d'une certaine manière, on puisse aussi considérer American Psycho comme un roman humoristique... Si, si, essayez !), est excellent, sorte de pendant strass et paillettes au sombre American Psycho, avec un glissement vers la parodie de thriller, mais il souffre de beaucoup de longueurs qui en rendent la lecture parfois un peu pénible.

 

Lunar Park est sans doute le premier roman qui semble pouvoir rivaliser avec American Psycho. Bien sûr, il ne joue pas sur le même terrain : ici, pas d'outrances dans le sexe et le gore, pas de violence décrite avec une précision froide et aseptisée. Mais Lunar Park réunit toutes les qualités de Bret Easton Ellis. C'est tout d'abord un exercice hautement périlleux de vraie-fausse autobiographie. Comme dans ses premiers textes, Ellis se met lui-même en scène, mais avec davantage de véracité ici : il commente ses oeuvres antérieures, il raconte sa vie de star rock'n roll de la littérature (le long passage du début, où il décrit la tournée de promotion de Glamorama, mérite d'être lu à voix haute dans le métro aux heures de pointes). Puis entre en scène un "écrivain" qui, parfois, prend la plume à la place du narrateur, modifie et embellit la "réalité". Non content de raconter "sa" vie, Ellis construit un dialogue entre Ellis-l'homme qui vit sa vie et Ellis-l'écrivain qui la transforme en roman. Par dessus cette mise en abyme revient l'impression d'étrangeté et d'irréalité qui prévalait déjà à la fin d'American Psycho : si tout est raconté par un narrateur psychologiquement dérangé et sous l'emprise de divers stupéfiants, qu'est-ce qui est vrai, et qu'est-ce qui relève du fantasme ou de l'hallucination ?

 

Lunar Park est aussi une critique de la bourgeoisie aisée américaine. Ellis s'est rangé, finies les fêtes cocaïnées de la jet-set, finie la vie speedée des héros de Wall Street, il est maintenant un père de famille qui doit élever sa progéniture avec responsabilité. L'occasion de démolir une Amérique éprise de valeurs et de sécurité, de jus de fruits vitaminés, de diet soda et de bien-être psychologique. La vie des deux enfants, constamment shootés à la Ritaline et coachés-protégés entre leurs nounous et leur école privée, est l'un des grands moments du roman, un pendant trash-dépressif de Weeds.

 

Et puis, par petites touches, le roman des nouveaux zombies, quadragénaires et respectables, glisse vers le fantastique, ou le thriller, ou les deux. On ne saura jamais, puisqu'on ne saura jamais que croire d'un récit fait en direct par un homme dérangé, obsédé par la figure du père (le sien, qu'il détestait et qu'il a laissé mourir seul, et celui qu'il n'arrive pas à être pour son fils, qui le déteste à son tour), et retouché par un écrivain qui se manifeste comme une "voix dans la tête" du narrateur schizophrène. Mais quoiqu'il en soit, certains passages sont de grandes réussites dans le genre fantastique, avec une fin digne de l'Exorciste.

 

Bref, Lunar Park est la meilleure suite possible à American Psycho.

J-F S.


5 mars 2008

Fumble!

Lecture en cours : Vernor Vinge, Un feu sur l'abîme

Je sors mon blog de sa léthargie pour relayer une triste nouvelle... Les geeks du monde entier vont avoir une bonne raison de s'habiller en noir : Gary Gygax, le père de Donjons & Dragons, vient de louper son saving throw contre la mort. :'-(
Je vais aller mettre un morceau de crêpe noir autour de mes D20.


J-F S.

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Au dessus de Chiba
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