Axiomatique
Lecture en cours : Scott Westerfeld, l'IA et son double
Je l'ai terminé il y a quelques temps, mais une furieuse attaque de procrastination m'avait retenu avec ses petits bras musclés. Axiomatique, donc. Excellente initiative du Belial que cette anthologie en plusieurs volumes (quatre, crois-je savoir) des meilleures nouvelles de l'Australien le plus célèbre chez les amateurs de SF. Et initiative plus heureuse que celle, toujours signée Olivier-Belial-Girard, de publier dans Bifrost une autre nouvelle d'Egan qui traine sur le net (chez Quarante-deux) depuis des lustres. Les trois abonnés à la revue qui n'ont pas accès à internet remercient l'éditeur de cette brillante idée. Mais bon, c'était juste pour pousser un coup de gueule en passant.
Revenons-en à Axiomatique. Que ce cache-t-il sous cette couverture qui fait un peu trop space-opera pour avoir un quelconque rapport avec le contenu ? Dix-sept nouvelles de Greg Egan, certaines inédites, d'autres déjà publiées dans l'antique et introuvable (quoique, j'y suis bien arrivé, moi...) recueil publié par Sylvie Denis et Francis Valéry, Axiomatique (bin oui, c'est le même titre, mais chez DLM... pas toujours facile de trouver des titres à des anthologies).
Greg Egan, c'est un curieux mélange. Un scientifique sérieux, rationel, peu porté sur l'à-peu-près ou le n'importe-quoi, le genre à prendre son pied en lisant un bouquin d'algorithmique théorique. Mais aussi un écrivain totallement givré, prêt à aller jusqu'au bout de ses idées (superbe Assassin infini, un exercice de haute-voltige d'un Egan au meilleur de sa forme mais qu'il aurait peut-être été judicieux de ne pas placer en tête du recueil, pour éviter de rebuter les moins scientifiques des lecteurs), idées qu'il semble puiser dans une réserve quasi-infinie. Ses marottes, on les connaît : l'intrusion des théories informatiques les plus abstraites dans la vie de tous les jours (l'Enlèvement, simple mais efficace), les inovations biotechnologiques les moins ragoutantes transformées en gadgets consuméristes (les douves, même si la chute est éventée pour ceux qui ont lu l'énigme de l'univers)... Tout ça poussé jusqu'à l'extrême, sans aucun frein ni tabou (l'excellent En apprenant à être moi), mais toujours avec une rigueur de magistrat calviniste (Lumière des événements, ou comment traiter du voyage dans le temps sans provoquer un seul paradoxe). Et, ce qui lui évite de tomber dans le travers de la hard-science (travers qui peut se résumer, en gros, à "c'est bien foutu, mais qu'est-ce qu'on s'emmerde"), avec toujours le souci de mettre les personnages, l'être humain, au centre de son histoire et de sa morale. Parce que c'est moral, Egan. Pas "moral" au sens bonne-soeur qui rabache le catéchisme, ni moral au sens de quelques vieux philosophes nordiques pénibles à lire (ne nous laissons pas influencer par le Kant-dira-t-on...). Moral au sens où, si le point central de ses nouvelles est toujours une inovation technique ou scientifique, cette inovation est mise en scène dans la "vraie vie", et, de ce fait, oblige le lecteur à se positioner par rapport à elle : est-ce bien, est-ce mal, est-ce juste ? Et la réponse est souvent floue, ambigue, tant Egan, comme tout bon fan de SF post-Hiroshima, est à la fois fasciné et effrayé par les possibles que recèlent la science. Et comme souvent dans la bonne SF, la "morale", au sens large, n'est qu'une autre façon de désigner la politique (au sens large là aussi), à savoir une certaine vision de la société qui refuse la neutralité, qui ne reste pas indifférente à l'évolution du monde. Et l'on découvre dans ces pages qu'Egan fait souvent montre d'une certaine fibre "sociale" (j'ai failli écire "de gauche", mais c'est peut-être aller un peu loin). Moi qui pensais que tous les Australiens étaient d'infââââmes ultra-libéraux...
Ce qu'il y a aussi de très agréable chez Egan, comme chez de nombreux écrivains plus ou moins proches du Cyberpunk, c'est ce côté Geek. Dans le bon sens du terme, hein ! Pas un ado retardé habillé en noir, nourri aux cheeseburgers et dont la vie sexuelle se résume à se pougnetter en regardant de vieux épisodes de Candy en version originale. Plutôt dans le sens fasciné par l'esthétique et la poésie qu'on peut déceler dans les objets et idées les plus scientifiques. La meilleure preuve en est la nouvelle Vers les ténèbres, une évocation superbe et très physique d'une application des théories de Stephen Hawking sur les trous de vers qui, après avoir un peu foiré, serait devenu un véritable cauchemard.
Et puis, parmi les diverses qualités de ce recueil, il en est une surprenante : on découvre (enfin, pour moi, c'était une découverte) que Greg Egan peut parfois se laisser aller à faire de l'humour. Un austère qui se marre, en quelque sorte. Ce n'est peut-être pas le genre dans lequel il excelle, mais Eugène ou La morale et le virologue ont un certain sens de la dérision et de l'ironie qui est loin d'être déplaisant.
Bien sûr, certains trouvent que ça fait chic de gausser les talents littéraires d'Egan, de chipoter sur la psychologie des personnages ou le style de son écriture. OK, Egan, ce n'est pas Flaubert. Mais bon, vous en connaissez beaucoup, des écrivains de SF qui ont un véritable style ? Je ne dis pas qu'il n'y en a pas, mais il y en a peu (je pourrais balancer des noms, si je voulais). Tant dans l'écriture que dans la construction de ses histoires, Egan est, pour le moins, lisible, voire souvent dans une très bonne moyenne. En tout cas rien qui ne justifie qu'on passe à côté d'un des esprits les plus brillants, les plus audacieux et les plus inventifs de la SF actuelle. Rien que ça, ma bonne dame !
J-F S.